Père Guy Musy, sanctuaire Notre-Dame de Tours, Cousset, le 26 août 2012 Lectures bibliques : Josué 24, 1-2, 15-18; Ephésiens 5, 21-32; Jean 6, 60-69 – Année B |
« Nous partîmes cinq cents, mais par un prompt renfort
nous nous vîmes trois mille en arrivant au port.
Quel collégien n’a pas déclamé dans ses lointaines études ces deux alexandrins où le vieux Corneille raconte les exploits du Cid Campeador ? Dans l’évangile de Jean, c’est le contraire qui se produit. Ils étaient une foule à manger du pain ; le lendemain, ils ne sont plus qu’une poignée – et encore ! – à vouloir suivre Jésus. Un bel échec, en vérité ! Que s’est-il donc passé?
Rien de particulier, précisément. Aucune nouvelle multiplication de pain n’était annoncée au programme. Aucune distribution gratuite de brioches dont on ramasse les miettes à pleins paniers. Cette mauvaise nouvelle suffisait à elle seule à faire fondre une foule assoiffée de miracles, de prodiges et d’exploits inédits. Il n’y aura pas de spectacle ce jour-là ! Circulez, il n’y a rien à voir. Surtout, rien à recevoir !
Mais il y a pire, si j’ose dire ! Au lieu de pain, miraculeusement sorti de ses mains, Jésus sermonne un discours sans fin et répétitif. Un long chapitre de l’évangile de Jean suffit à peine à le contenir. Habituellement les trop longs sermons précipitent le sommeil et facilitent la digestion. Mais celui-là est coriace et il énerve ses auditeurs : « Ton discours est « dur », reprochent-ils au prédicateur. Littéralement, il n’est pas mangeable. Le grec original évoque la sclérose ! Ces paroles ne sont donc pas plus comestibles que les cailloux du chemin. Elles ne valent pas le bon pain blanc qui fondait si bien dans la bouche.
Notons que nous pouvons comprendre ces récriminations. « Comment toi, Jésus, dont nous connaissons le père et la mère, peux-tu nous raconter que tu es le pain vivant descendu ciel ? Faudra-t-il que nous te mangions, comme si nous étions des anthropophages ? As-tu perdu la tête ? Tes propos tiennent du délire. Ils sont tout simplement scandaleux ». Littéralement, ils sont une pierre qui nous fait trébucher sur notre chemin d’hommes et de femmes relgieux et raisonnables.
Et tous de s’en aller, le laissant seul avec un petit groupe d’irréductibles, ceux que l’on croyait fidèles jusqu’au bout. Jésus, sans doute un peu désabusé, jette alors son regard sur les Douze. Un regard où se mêlent tendresse et défi : « Et vous, avez-vous aussi l’intention de partir ? ». Il ne leur dit pas : « Qu’attendez-vous pour partir ? », comme s’il voulait anticiper et précipiter leur lamentable débandade des jours de la passion. Il les interpelle tendrement, tout en respectant la liberté de leur choix.
Partir ou rester ? Telle est la question cruciale. Le brave Pierre, dont on ne peut mettre en doute la sincérité, croit bon répondre au nom des Douze: « Mais, à qui irions-nous ? » La belle formule ! Elle pourrait signifier : Seigneur, nous avons tout quitté pour te suivre ; nous avons brûlé nos bateaux. C’est trop tard pour commencer une autre aventure. Alors, nous continuons… ». Il me semble entendre dans la voix de Pierre celle d’un vieux missionnaire nonagénaire qui, au Rwanda, se désolait de devoir changer d’évêque. Il soupirait comme l’apôtre : « A qui irions-nous ? ». Pas d’autres solutions pour lui que de continuer avec le successeur ! Ce n’était pas la fièvre de l’enthousiasme, mais l’acceptation contrainte d’une pénible fatalité !
Et vous, voulez-nous partir, vous aussi ? Et moi-même, ai-je l’intention de partir ? Beaucoup, ces dernières décennies, ont pris cette décision. Pour la plupart, elle ne fut même pas une décision. Ils ont pris conscience un beau matin qu’ils n’étaient plus chrétiens, littéralement qu’ils n’adhéraient plus au Christ et à son message. Je ne parle pas ici de ceux et celles qui quittent l’Eglise sur la pointe des pieds sans trop savoir pourquoi, ni de ceux et celles qui claquent bruyamment la porte parce qu’ils ne supportent plus de voir le pape apparaître à la télévision, parce que la tête de leur curé ne leur revient pas ou qu’ils rechignent à payer leurs impôts ecclésiastiques. Je parle de ceux qui affichent des motifs sérieux et qui, comme les Juifs d’autrefois, disent carrément à Jésus : Ton discours est imbuvable. Je vais voir ailleurs ! Ils ne sont pas légion ceux qui vont jusqu’au bout de ce refus. Ils sont comme des assoiffés qui meurent au bord d’un puits, sans avoir la force ou l’envie d’y puiser. Ou comme la semence de la parabole qui n’a pas trouvé de terrain profond pour germer. Le soleil est venu et a brûlé tous les germes d’évangile demeurés en surface.
Il est vrai que le message du Christ est dur et que la bonne nouvelle est paradoxale. Pourquoi ? Parce que la vie éternelle dont parle Jésus n’est pas en droite ligne de la vie facile que nous cherchons tous à mener ici-bas. Il y a un hiatus profond entre l’ici-bas et l’au-delà. La croix y trouve son socle et son point d’ancrage. Elle fait apparaître la vérité qui fait fuir. Elle annonce un renversement de valeurs où le petit et le pauvre tiennent la première place. Où le perdant – le looser – l’emporte sur celui qui habituellement cartonne sur les stades, dans les arènes du pouvoir et du show business ou encore sur les relevés bancaires. Suivre Jésus c’est accepter que le plus faible soit en réalité le plus fort, celui sur lequel on crache soit placé au sommet de la hiérarchie. Et, finalement, que le cadavre qu’on descend dans une fosse ou abandonne au crématoire s’ouvre à une nouvelle vie. Dans la même logique, c’est accepter aussi qu’un morceau de pain puisse porter les germes de la vie éternelle.
Qui peut croire à ce message sans que Dieu ne l’aide à donner son adhésion ? Qui peut y croire, sans se donner soi-même corps et âme au Christ, comme à l’être le plus aimé ? Quand on aime, on ne compte pas, on ne calcule pas. On se donne avec une entière confiance, sans réticence ni réserve. L’amour précède la foi, l’enveloppe et lui donne sa profondeur, son envergure et son élan.
Alors, à la question : à qui irions-nous ? nous n’allons pas répondre que nous restons à cause de notre âge, de nos habitudes acquises, parce que nous n’avons plus l’énergie de changer de route. Mais nous restons, parce que Toi, Jésus, Tu es le grand amour de notre vie. Nous te faisons confiance. Même si tes paroles sont dures, nous savons qu’elles conduisent en vie éternelle.
Alors, Pierre, Jean, Joseph, Arthur, Félicie, Jeannette ou Marie-Louise m’aimes-tu ?
Oui, Seigneur, tu sais bien que je t’aime. Je te suivrai jusqu’à la fin.