Chanoine Jean-Claude Crivelli , à l’abbaye de Saint-Maurice, le 15 avril 2007 Lectures bibliques : Actes 5, 12-16; Apocalypse 1, 9-19; Jean 20, 19-31 – Année C |
Hanna souffre d’un problème d’audition et peut d’un geste devenir sourde à tout ce qui vient de l’extérieur. Quasi muette sinon complètement sourde, cette jeune infirmière bosniaque – qui a été torturée et violée plusieurs fois – se trouve engagée sur une plate-forme pétrolière en Mer du Nord. Dans cet espace très particulier, peuplé de quelques doux paumés et où, suite à un incendie, le forage a été stoppé, Hanna doit soigner Josef, grièvement brûlé lors de l’incendie. Josef est devenu aveugle mais il parle. Hanna jouit de la vue mais elle s’enferme dans son mutisme. Josef et Hanna, navigant tous deux en pleine souffrance, vont cheminer l’un vers l’autre dans un lent partage de la parole. Généralement l’infirmière soigne et le patient guérit. Ici chacun des deux soigne l’autre : Josef doit recouvrer la vue, Hanna la parole. En chacun des blessures doivent guérir : sous les blessures corporelles que chacun découvre chez l’autre, sous la peau torturée, c’est la mémoire qui peu à peu guérit. Et elle guérit à travers les blessures de l’autre.
« La vie secrète des mots », admirable film d’Isabelle Coixet, n’est pas sans rappeler l’évangile de ce deuxième dimanche de Pâques. Les disciples sont eux aussi prisonniers d’une plate-forme : « ils avaient verrouillé les portes du lieu où ils étaient ». Ils ne veulent pas voir ce qu’il y a à l’extérieur. Survient la parole qui brise leur silence et leur peur : irruption de la vie dans ce milieu clos, don de la paix offerte par Celui qui a donné sa vie afin que désormais les hommes vivent en paix entre eux, avec leur Dieu, et avec eux-mêmes. « La paix soit avec vous ! » leur dit Jésus. Alors l’horizon s’ouvre, ils commencent à voir.
Et que voient-ils donc ? Le printemps qui monte depuis la première lune et les pommiers en fleur ? Peut-être… cependant le texte ne le précise pas. Par contre, sous une lumière neuve, ils contemplent les blessures que le Seigneur leur donne à voir. Oui les blessures : celles que leur inintelligence des œuvres de Jésus – rappelons-vous Pierre qui, durant la Passion, prétend voler au secours du Maître les armes à la main, l’imbécile ! – leur lâcheté et finalement leur abandon ont infligé au Maître bien-aimé.
Le Maître leur adresse la parole; non pour les accuser – du genre :vous êtes des lâcheurs et de beaux salauds ! Mais pour leur signifier le pardon. Pas l’oubli toutefois ! Car les conséquences de leurs actes demeurent : Jésus est bel et bien mort à cause d’eux – pas eux tout seuls mais eux qui marchaient de connivence avec la méchanceté du monde. Le Seigneur leur signifie la miséricorde et la tendresse de Dieu, avec mission de la transmettre plus loin. « Tout homme à qui vous remettrez ses péchés, ils lui seront remis ». Etonnante bénédiction divine qui retourne les cœurs et les dispose dans la paix et la clarté pascales.
« Par ses blessures nous sommes guéris » comme nous le chantons dans une hymne de la liturgie, le Cantique de… Pierre précisément (1 P 2, 24), reprenant le Chant du Serviteur en Isaïe (Is 52). Dans le film d’Isabelle Coixet, Hanna et Josef guérissent chacun les blessures de l’autre à travers un chemin de révélation mutuelle et de compassion amoureuse. Pourtant l’épilogue du film maintient la question : l’être humain peut-il vraiment guérir de telles blessures ? Radovan Karadzic et Radko Mladic courent toujours; ce qui démontre l’impuissance de la justice humaine à rendre leur dignité à toutes les victimes de la haine et de la guerre.
Il n’y a que Dieu pour juger avec justice, le même Cantique de Pierre l’énonce. Pas n’importe quel Dieu : un Dieu humilié et blessé. C’est ce Dieu-là que l’homme doit regarder ou plutôt c’est par ce Dieu, vainqueur de toute souffrance et de toute mort, que l’homme doit se laisser regarder. Il a bien raison Thomas : « Si je ne vois pas dans ses mains la marque des clous, si je ne mets pas mon doigt à l’endroit des clous, si je ne mets pas la main dans son côté, … » Et l’exclamation de Thomas, « Mon Seigneur et mon Dieu ! » résonne alors sereine et douce, marquant la fin des turbulences du cœur. Désormais, parce qu’il « s’est recomposé au miroir de ses propres disgrâces » (Nathalie Nabert), parce que, contemplant son Seigneur, l’homme voit dans les blessures du Maître le spectacle de sa propre misère, alors l’existence avec soi-même et avec les autres redevient possible.
Renouveau de l’être, recomposition de soi-même et du monde dans lequel chacun de nous vit, transformation qui restent cependant le fruit du travail de la foi en nous. La foi au Christ, revenu de la mort, et qui dit : « Heureux ceux qui croient sans avoir vu ! » ou encore : « Sois sans crainte. Je suis le Premier et le Dernier, je suis le Vivant : j’étais mort, mais me voici vivant pour les siècles des siècles » (2ème lecture).