Chanoine Jean-Claude Crivelli, le 5 octobre 2008, à l’abbaye de Saint-Maurice Lectures bibliques : Isaïe 5, 1-7; Philippiens 4, 6-9; Matthieu 21, 33-43 – Année A |
Les lectures de ce dimanche d’automne nous sont bien connues, la grande métaphore de la vigne qui traverse toute l’Ecriture nous est familière.
Quant à la résolution de la parabole, elle se trouve dans les textes eux-mêmes et elle peut se condenser en une formule simple : la vigne que Dieu chérit mais qui demeure stérile, la vigne maltraitée par les vignerons et dont la vendange ne peut se faire, c’est le peuple d’Israël.
L’héritier, qui en est comme le plus beau fruit, s’en voit interdire l’accès ; bien plus on l’assassine. Sa mort devient pourtant la clef de l’œuvre que Dieu a préparée pour l’humanité. Ainsi la maison du salut repose-t-elle tout entière sur la mort du Christ Sauveur. Et cette demeure qu’est le Royaume de Dieu devient notre héritage puisque, par le baptême qui nous y donne accès, nous voici frères et sœurs du Fils de Dieu, et que son Esprit nous rend fils et filles du même Père.
Tout est donc limpide ! Jésus, Fils envoyé par le Père, pierre rejetée des bâtisseurs, nous ouvre la voie royale de l’héritage. Or, voyez-vous, frères et sœurs, c’est justement ici qu’il y a un problème. Car, lorsqu’il s’agit d’héritage, il y a toujours des problèmes. Les héritiers ne sont jamais quittes de l’héritage qu’ils ont reçu : tant il est vrai que la réception d’un don implique toujours la transmission de ce même don. Etre héritier d’un domaine, c’est redoutable parce que vous devez entretenir le domaine, le faire fructifier pour qu’il puisse être à nouveau remis à d’autres. En fait les héritiers n’ont jamais la mainmise sur l’héritage qui leur échoit. Ils ne peuvent pas en faire n’importe quoi.
Aussi une question grave nous est-elle adressée aujourd’hui à chacun de nous par la voix des Ecritures : qu’ai-je donc fait de ce que j’ai reçu et qu’ai-je donc à transmettre à mes héritiers ? La question se pose à quiconque, quel que soit son âge, sa position dans la société, dans sa famille, dans l’Eglise, dans l’économie, dans le culture, etc. Je suis toujours héritier de quelqu’un ou de quelque chose : est-ce que je mesure ce que j’ai reçu ? Car certains n’ont jamais réalisé combien ils ont reçu de leurs prédécesseurs et quels sont ceux qui leur permettent d’être ce qu’ils sont aujourd’hui. Il est des cadres de multinationales, dotés de hauts salaires, qui oublient que leur père était peut-être un modeste ouvrier et que leur mère faisait des ménages ; ou que leur situation enviable tient aux milliers d’employés dispersés de par le monde. Des titulaires d’enseignement universitaire qui doivent leur carrière aux efforts et aux encouragements de parents, non pas sans intelligence ni sagesse, bien au contraire, mais moins instruits des savoirs et autres techniques qui donnent du prestige aujourd’hui. Pour ne rien dire des vedettes du sport, de l’art et du spectacle, qui sont arrivés sur le devant de la scène ou du stade parce que d’autres ont cru en leurs talents et en leurs chances. Ils ont hérité de la place que d’autres leur ont préparé.
Que font alors tous ces « haut placés » pour transmettre à leur tour ce qu’ils ont reçu, pour donner leurs chances à d’autres ? Quand l’homme parvient à ce niveau, la tentation ressurgit à chaque fois : celle de «tuer l’héritier », c’est-à-dire d’empêcher que d’autres me succèdent, fassent mieux que moi, ou de manière très différente. Une telle tentation n’est pas que séculière : elle reste à l’œuvre sournoisement dans tout groupe humain, si pieux soit-il – instaurant un régime de mandarinat dans certaines communautés religieuses et hypothéquant ainsi l’avenir de ces mêmes communautés.
Héritier, j’ai toujours la responsabilité de transmettre ce que j’ai reçu pour autant que je l’aie fait fructifier et donc rendu transmissible, héritable. On pense ici à la parabole des talents. De certains héritages, on dit qu’ils sont empoisonnés… C’est dire qu’on ne peut rien en faire sinon s’attirer les pires ennuis.
Mais voici que tout se complique aujourd’hui. Car ce que nous voudrions généreusement transmettre à d’hypothétiques héritiers nous glisse entre les mains. Dans notre monde en perpétuelle mutation, plus de valeurs stables, plus de repères, mais comme un flux dont personne ne tient la maîtrise – cf. le flux RSS sur internet, qui vous permet de recevoir à toute heure les dernières mises à jour ; ce qui signifie que vous n’êtes jamais à jour ! Et ce qui fait dire à plus d’un membre amer et déçu de nos divers comités, conseils de gestion et bien sûr conseils d’Eglise, qu’ils ne se réunissent plus que pour prendre la mesure de ce qu’ils auraient dû faire afin de prévenir l’effondrement de tel projet, la démission de tel responsable, la déprime de tel agent pastoral. L’homme contemporain se définit comme un être qui n’a la maîtrise de rien, pas même de ses propres engagements : c’est un homme fondamentalement « dépossédé ».
N’est-ce pas pourtant à cet homme-là que la Bonne nouvelle doit être annoncée ? L’Evangile de celui qui se dépouilla de tout, même de sa divinité, « prenant la condition de serviteur ». Nous voici donc invités, frères et sœurs, à envisager tout héritage comme un service. Qu’est-ce que le Christ transmet à ses disciples la veille de sa Passion sinon une manière de faire, un style, une manière de vivre en ce monde et d’y mourir ? « C’est un exemple que je vous ai donné afin que vous fassiez, vous aussi, comme j’ai fait pour vous » (Jn 13, 15). Nous le recueillons à chaque eucharistie et nous lui répondons dans l’action de grâce : « C’est là l’œuvre du Seigneur, une merveille sous nos yeux ! » – pour énoncer la citation du psaume 117 enchâssée au cœur de l’évangile de ce dimanche.