Abbé Pierre-Yves Maillard, à l’abbaye Notre-Dame de la Maigrauge, Fribourg, le 25 août 2002. Lectures bibliques : Isaïe 22, 19-23; Romains 11, 33-36; Matthieu 16, 13-20 |
C’était il y a tout juste un mois, à Toronto, au Canada. C’était la messe de clôture de la XVIIème « Journée Mondiale de la Jeunesse ». Depuis plus d’une semaine, des centaines de milliers de jeunes avaient envahi les rues de la ville. Dans chaque église et sur chaque place s’étaient succédés, pendant cinq jours, des catéchèses, des veillées de prière, des concerts et des spectacles. Désormais, tout le monde était rassemblé pour l’eucharistie, dans une ambiance de chants et de fête. Et puis soudain, quelque chose d’extraordinaire s’est passé. Le pape Jean-Paul II est apparu, et il a pris la parole. Et en un instant, un silence absolu s’est fait. Et il y avait quelque chose de très émouvant dans cette apparente immense disproportion entre la parole d’un homme seul et le silence de ces centaines de milliers de jeunes. Et cette année, plus encore que par le passé, les paroles des discours de Jean-Paul II, plus brefs que d’habitude, semblaient renforcées, paradoxalement, par la faiblesse de son corps.
Etonnante puissance de la parole ! Tiens, c’est curieux, me direz-vous : ne rappelle-t-on pas souvent que « les paroles s’envolent », tandis que « les écrits demeurent » ? Il n’en va pas ainsi de la Parole de Dieu. Et il n’en va pas ainsi de certaines paroles humaines, qui sont comme des pierres sur lesquelles nous fondons notre vie ; certaines paroles qui, en retour, nous édifient et nous construisent.
« Tu es Pierre », dit Jésus à Simon, « et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise ». Jésus proclame la solidité de Pierre au moment précis où celui-ci vient de se livrer dans une de ces paroles. La parole de Pierre, vous l’avez entendu, n’a rien à voir avec celles des autres apôtres. Ceux-là se limitent à rapporter les propos d’autres personnes : « Pour les uns, disent-ils à Jésus, le Fils de l’homme est Jean Baptiste ; pour d’autres, Elie, Jérémie ou l’un des prophètes »… Paroles vaines, qui n’engagent guère ceux qui les rapportent. Pierre, lui, est porteur d’une parole qui entraîne dans son sillage toute son existence : « Tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant ! » A cet instant précis, et dans un même mouvement, il proclame une parole de vérité et devient lui-même le roc où d’autres pourront s’appuyer. Désormais, bien que marquée encore par la faiblesse et le reniement, sa vie pourra s’épanouir dans la fidélité à cette parole lancée, en même temps que sa vie, à Césarée-de-Philippe.
Frères et Sœurs, nos vies aussi se trouvent souvent marquées, de façon profonde, par quelques paroles prononcées peut-être il y a fort longtemps. La parole d’une profession religieuse, ici même, dans ce monastère de La Maigrauge ; l’engagement d’un mariage ou le don d’une promesse… L’évangile de ce jour nous rappelle que de telles paroles sont tout le contraire d’une limitation à notre liberté. Ce sont elles qui nous construisent, et notre vie prend tout son sens dans la mesure où nous savons « tenir parole », en édifiant patiemment notre existence sur la mémoire vive de ces paroles fondatrices. En fait, Parole et Vie sont toujours liées, et ce dès les premières pages de la Bible. N’est-ce pas en parlant que Dieu, au livre de la Genèse, appelle chaque créature à l’existence ? Quand Dieu parle, il fait être. Et quand l’homme répond, il se libère. Le thème de la vocation n’est jamais loin de celui de la création. Les choses existent parce que Dieu les appelle par leur nom. Et quand l’homme prend la parole, comme Pierre dans l’évangile de ce jour, il devient pierre, car il découvre ce à quoi il est appelé. En fait, n’est-ce pas là le mystère de toute vocation : l’homme se réalise dans une parole qui exprime et révèle ce qu’il se sent appelé à être.
Il apparaît ainsi que la confession de foi de Pierre, à Césarée-de-Philippe, permet à l’apôtre de devenir pleinement « responsable », au sens premier du terme. D’après l’étymologie, en effet, est responsable celui qui est « capable de donner une réponse » à un appel qui le précède. Les paroles de Pierre, tout comme celles qui engagent durablement nos propres vies, peuvent alors se révéler nécessaires, sinon pour nous constituer dans notre être d’enfants de Dieu, du moins pour nous en faire prendre conscience. On peut ici penser au récit de la vocation de Samuel (1S3), que vous connaissez certainement. Vous savez : par trois fois, le Seigneur appelle Samuel, dans le temple, mais l’enfant croit que c’est le prêtre Eli qui lui parle. Finalement, ce dernier comprend d’où vient l’appel et donne la consigne suivante à Samuel : « Retourne te coucher. Et s’il t’appelle, tu lui diras : « Parle, Seigneur, ton serviteur écoute ». Curieusement, il faut donc que Samuel commence par prendre la parole (avant d’avoir saisi l’appel de Dieu) et dise : « Parle, Seigneur », pour qu’il comprenne… qu’il était appelé depuis longtemps ! Quand Samuel dit : « Parle , Seigneur », il ne fait pas parler le Seigneur ; quand Samuel dit : « Parle, Seigneur », c’est lui qui commence enfin à ouvrir ses oreilles. En d’autres termes, il faut donc que Samuel réponde – qu’il devienne responsable – pour qu’il saisisse que l’appel du Seigneur le précédait et le faisait vivre bien avant qu’il en prenne conscience ; il faut que Pierre dise à Jésus: « Tu es le Messie, le Fils du Dieu vivant ! » pour qu’il perçoive son appel et assume désormais la responsabilité de lier et délier sur terre ce qui sera lié et délié aux cieux. De même faut-il parfois, sans doute, que nous osions nous livrer dans une parole de vérité, pour que nous puissions enfin prendre conscience de notre vocation. On l’aura compris : à la lumière de cet évangile, la « crise des vocations » qui frappe l’Eglise, et qui n’est en fait qu’une manifestation d’une crise plus profonde de l’engagement à tous les niveaux de la société, est d’abord et avant tout une certaine « crise de la responsabilité ». En n’osant plus risquer sa vie dans une parole qui engage toute l’existence, l’homme moderne croit se préserver la liberté d’autres choix ultérieurs ; il ignore en fait qu’il se prive au contraire de ce qui, précisément, peut le construire et le libérer en plénitude.
Mais pour le chrétien, le lien entre la parole donnée et la vie reçue prend encore une autre dimension. Dans le Verbe de Dieu en effet, Parole et Présence coïncident parfaitement. Dire, comme Pierre, quelque chose de vrai sur Dieu, cela ne se limite donc pas à nous édifier ou à nous révéler à nous-mêmes : cela nous fait véritablement participer à la vie même de Dieu. Thomas d’Aquin le disait déjà : puisque Dieu est la source et le terme de toute connaissance, toute vérité nous rapproche de lui, et toute connaissance nous fait découvrir Dieu dans la mesure où nous participons à son Verbe (In Io. 17,25). Toute parole vraie est donc une certaine participation à la Parole de Dieu, et toute confession de foi authentique nous fait communier à la vie divine elle-même. Finalement, lorsque Pierre « prend la parole » pour proclamer la messianité de Jésus, il ne fait que « recevoir » la Parole de Dieu ! Quand nous disons donner notre vie au Seigneur, nous nous disposons en fait à accueillir la Sienne, livrée pour nous. De même, lorsque nous prenons la parole pour parler de Dieu, nous nous unissons à Sa Parole, proclamée pour nous en Jésus-Christ ; cette Parole en nous est Vie, et cette vie nous conduit au don et au service de nos frères.
Dom Mauro Lepori, Père Abbé de Hauterive, le rappelait encore tout récemment : « Souvent, les artistes qui représentent la scène de l’Annonciation, mettent un livre entre les mains de la Vierge Marie. Ils expriment ainsi cette application du cœur de Marie à déchiffrer et à saisir la Parole de Dieu qui, par l’ange Gabriel, l’interpelle pour devenir dans sa vie communion avec la présence incarnée du Verbe de Dieu ». Marie conçoit la Parole dans son esprit – comme en lisant un livre – avant de la concevoir dans sa chair. C’est par son écoute attentive de la Parole qu’elle accueille en elle le Verbe incarné. A notre tour, à la suite de l’apôtre Pierre et de tous les croyants, nous sommes nous aussi appelés à mettre nos voix au service de la Parole. Par la foi, nous sommes nous aussi invités à donner corps dans notre temps, aujourd’hui encore, au Verbe de Dieu. Les paroles humaines, nous ne le savons que trop, sont toujours partielles, ambiguës, sujettes à mille interprétations et à mille malentendus. Toute relecture est subjective, toute interprétation inachevée. Mais dans la mesure où nous tendons vers la vérité, nous croyons que nos pauvres paroles peuvent révéler aux hommes quelque chose de l’unique Parole parfaite et absolue : parole infinie, Verbe prononcé avant tous les siècles, qui ne se laissera jamais réduire à nos seuls concepts ; parole absolue, parce que pleinement manifestée, au-delà de toute expression humaine, dans un homme Jésus-Christ ; parole véritable, enfin, qui pourra se taire devant Pilate lorsque celui-ci demandera ce qu’est la vérité ; cette Parole, nous le croyons, expression définitive et parfaite de la révélation du Père, devient notre vie lorsque, comme Pierre à Césarée-de-Philippe, nous lui prêtons notre voix.
Vivre de la vie de Dieu en participant de Sa Parole, cela, vous le savez bien, mes Sœurs, ne fait pas forcément beaucoup de bruit. Ici, dans ce vieux monastère de La Maigrauge, vous choisissez de « tenir Parole », étonnement, en vous taisant. Votre silence – vous nous l’apprenez patiemment – est tout le contraire d’une absence ou d’un manque. Il est concentration sur l’unique Parole de Vie éternelle. Ou peut-être est-il vide, mais alors comme un vide qui révèle, en creux, la Présence de Dieu. Le Père Timothy Radcliffe, récemment, saisissait bien ce mystère de votre vie monastique en écrivant à l’ordre bénédictin, non sans une pointe d’humour : « Je voudrais expliquer que vos monastères manifestent Dieu, non pas à cause de ce que vous faites ou dites, mais peut-être parce que la vie monastique a en son centre un espace, un vide, dans lequel Dieu peut se montrer. Mon espoir est que les monastères bénédictins continuent à être des lieux où la gloire divine rayonne, précisément à cause de ce que vous n’êtes pas et de ce que vous ne faites pas. (Apparemment, aux yeux du monde), vos vies n’ont pas de raison particulière ; par le fait même, elles ne mènent nulle part ; enfin, ce sont des vies d’humilité. Chacun de ces aspects de la vie monastique ouvre un espace pour Dieu. Et c’est le chant de l’Office qui, sept fois par jour, manifeste que ce vide est rempli par la gloire de Dieu. La vie du moine témoigne qu’on ne saurait attribuer à Dieu une quelconque valeur, puisque toute chose n’a de valeur que rapportée à Dieu. Vos vies ont un vide dans leur centre, comme l’espace compris entre les ailes des chérubins. C’est là que nous pouvons entrevoir la gloire de Dieu ».
On voit ainsi que le témoignage chrétien n’est pas affaire de décibels. La proclamation de la Parole de Dieu, qui nous construit et nous fait vivre de Sa Vie, peut être éloquente sans être bruyante. En revanche, elle ne saurait être féconde aussi longtemps qu’elle ne s’incarne pas dans notre existence au point de devenir notre. Une parole de vérité qui resterait purement théorique, martelée ou assénée, ne saurait désormais convertir personne – et c’est tant mieux. Pour avoir une autorité convaincante et devenir des témoins crédibles de la Parole, nous devons aujourd’hui partager les chemins de nos frères, entrer dans leurs peurs, être touchés par leurs déceptions, leurs questions, leurs échecs et leurs doutes. Paul VI le disait déjà : « Le monde écoute plus volontiers les témoins que les maîtres. Et s’il écoute les maîtres, c’est parce qu’ils sont d’abord témoins ». Plus récemment, Jean-Paul II reprenait cette idée en l’appliquant plus particulièrement au domaine de l’éducation : « La vraie question, disait-il à propos des différentes méthodes d’enseignement scolaire, n’est ni de savoir « ce que » l’on enseigne, ni même « comment » on l’enseigne, mais plutôt de savoir « comment on est en enseignant ». Car les jeunes ont avant tout besoin de voir et de sentir qu’une connaissance vraie peut transformer une existence ; plus encore que de vérité, ils ont besoin de témoins de la vérité, qui puissent manifester qu’un vrai savoir peut être libérateur et donner sens à une vie.
Pour avoir une chance d’être entendue dans un monde trop souvent privé de silence, notre voix devra donc être l’expression fidèle d’une existence où la Parole de Dieu aura pu prendre corps. Pour convertir nos frères, notre parole n’aura d’autorité que dans la mesure où elle sera authentifiée par notre vie, et dans la mesure aussi où elle prendra au sérieux, en leur conférant une certaine autorité, les vies de tous ceux à qui elle sera adressée. Prions donc, frères et sœurs, vous moniales de La Maigrauge, et vous tous qui nous écoutez sur les ondes ! Prions pour que tous les jeunes du monde trouvent sur leur route des témoins fidèles et crédibles de la Parole de Dieu. Prions pour que l’Eglise sache toujours se conformer en silence à la parole qu’elle proclame à la suite de Pierre. Prions pour que la radio, ce merveilleux outil au service de la communication – et donc d’une certaine communion -, fasse toujours œuvre de libération en délivrant au monde un message de justice et de vérité. Enfin, prions pour que nous tous ici, chrétiens, soyons chaque jour un peu plus habités par l’unique Parole de Vie. Ne nous contentons pas de proclamer notre foi à force de rabâchage et de martèlement épuisé. Nous devons montrer que la Parole ne se situe pas simplement au-dessus de nous. Elle est enfouie dans notre être, elle nous constitue, elle pénètre les lieux les plus sombres du cœur humain et offre à chacun une demeure. Alors nous serons à même de parler avec autorité de la prodigieuse manifestation du Verbe éternel en Jésus-Christ : Il est le Messie, le Fils du Dieu vivant. Amen.