Messe du 20e dimanche ordinaire

 

 

Père Pierre Emonet, au Monastère du Carmel, Le Pâquier, le 20 août 2006
Lectures bibliques : Proverbes 9, 1-6; Ephésiens 5, 15-20; Jean 6, 51-58 – Année B

Voilà bien des paroles qui nous sont familières, et qui pourtant ne cessent de nous poser des questions. Lorsque Jésus dit qu’il faut manger pour vivre, personne ne va le contredire. Tout le monde le comprend : manger c’est vivre, c’est grandir, se fortifier ; qui ne mange pas dépérit, devient anémique et finit par mourir. C’est notre expérience la plus primordiale – l’expression même de notre instinct de conservation.

Mais lorsque Jésus ajoute que son corps est un aliment indispensable à notre survie, on commence à se poser des questions : qu’est-ce que cela veut bien dire ? Comment comprendre ces propos ? Et on ne saurait reprocher aux Juifs de l’Evangile leur scepticisme.

Plutôt que de se lancer dans des explications, et d’engager une discussion théologique, Jésus, qui a bien perçu leurs doutes, se contente d’affirmer avec plus de force encore que son corps, sa chair, est vraiment un aliment, qu’il faut croquer, mâcher (c’est ainsi qu’il faudrait traduire le texte original), et il ajoute que son sang est une boisson qu’il faut boire.

Cette invitation, Jésus l’a adressée à ses disciples dans le Cénacle, la veille de sa Passion, le soir où il célébrait avec eux un dernier repas pascal. Comme chaque année, fidèle au rite juif, il leur avait partagé le pain et fait circuler la coupe, mais ce jour-là il avait ajouté quelque chose de nouveau ; il avait dit : « ce pain c’est mon corps livré, ce vin c’est mon sang versé…Prenez et mangez, prenez et buvez ». Ses disciples ont donc mangé du pain, mais c’est le corps du Christ qu’ils ont reçu, ils ont bu du vin, mais c’est le sang du Christ qui les a fortifiés.

En parlant de son corps livré et de son sang versé, Jésus renvoyait ses disciples à sa mort sur la croix. C’est donc sur le calvaire que nous trouverons la clef de cette étrange invitation.

Sur le calvaire, il y a le corps, le sang du Christ, sa mort pour les autres. La mort est la preuve suprême du don de soi, la manifestation du plus grand amour, la suprême et dernière déclaration d’amour, celle qui ne se paye pas de mots, au-delà de laquelle il n’y a plus rien à dire. Jésus lui-même l’avait rappelé : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux que l’on aime » (Jn 15,13). Qui accepte de mourir pour un être aimé, a tout donné ; il ne peut rien faire de plus ; il ne lui reste plus rien. C’est précisément ce que Jésus a fait sur la croix. En proposant à ses disciples de se nourrir de son corps livré et de son sang versé, il les invite à s’approprier l’amour qui l’a conduit à tout donner, à entrer à leur tour dans ce même mouvement, à vivre du même amour que lui.

Les aliments que nous mangeons deviennent notre propre chair ; nous les assimilons au point qu’ils finissent par devenir nous-mêmes. Se nourrir du corps livré et du sang versé du Christ, c’est s’approprier l’élan qui l’animait pour en faire notre propre chair, notre propre être. Qui reçoit le corps et le sang du Christ accepte d’être lui aussi emporté par le dynamisme qui a conduit le Christ au don total sur la croix et à être l’homme pour les autres jusqu’au bout de ses forces et de son existence.

Communier, c’est consentir à devenir ce que l’on reçoit et à recevoir ce que l’on est, c’est accepter d’aimer et de se donner, jusqu’au bout, jusqu’à l’extrême. C’est accepter la logique de l’amour en se laissant façonner par le Christ qui a livré son corps et versé son sang.

L’eucharistie a donc une dimension sociale. C’est même son fruit essentiel, enseigne la théologie la plus constante. Loin d’être un simple acte de dévotion pour le confort spirituel des bonnes âmes, la communion eucharistique est une démarche audacieuse, redoutable même, un acte dangereux pour notre égoïsme. Incompatible avec tout ce qui nous replie sur nous-mêmes, elle exclut l’indifférence envers le prochain, le refus du pardon, la fermeture du cœur ou des portes de sa maison, pour nous entraîner dans un mouvement d’ouverture et de don qui prendra des formes variées selon les possibilités de chacun, mais qui se déploiera toujours en engagement pour la paix, la justice, le droit, l’hospitalité et l’accueil de l’étranger.

C’est finalement notre rapport aux autres qui témoigne de l’authenticité de nos communions et qui nous dit si elles ne sont que des actes pieux, destinés à soigner une piété narcissique, ou si elles sont vraiment une participation au corps livré et au sang versé du Christ.

C’est ainsi que l’évangile de Jean a compris la dernière cène. Là où les autres évangélistes rapportent l’institution de l’eucharistie, Jean parle du lavement des pieds, pour rappeler que la communion au corps du Christ et le service du prochain sont une unique et même chose. Aux fidèles de Corinthe qui ne se gênaient pas de célébrer l’eucharistie tout en maintenant dans leur communauté les clivages sociaux entre riches et pauvres, saint Paul reprochait avec vigueur de trahir le corps du Christ. Et il les exhortait à vérifier leur degré d’intégration dans le corps social, avant de recevoir le corps du Christ. Car il y aurait de la schizophrénie à manger le corps livré du Christ tout en vomissant son prochain ?

Ces déviances nous guettent aujourd’hui encore ; nous n’en sommes pas indemnes. Elles nous menacent sous des formes peut-être plus subtiles, lorsqu’on accorde plus d’importance à des querelles liturgiques et à des minuties rituelles qu’aux implications sociales de l’eucharistie. Avant d’être un objet de célébration, d’adoration ou de procession, le corps du Christ est l’aliment de notre engagement envers le prochain.

Un mot de l’abbé Zundel dit bien ce que doivent être nos communions : « La préparation à nos communions et à nos actions de grâces ne peuvent être qu’une oraison sur la vie, une oraison sur l’homme, une oraison sur le prochain, et c’est exclusivement en nous mettant à son service au lavement des pieds que nous nous préparons à recevoir la présence du Seigneur, que nous nous ouvrons à elle et que nous correspondons à ses intentions ».

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