Chanoine Yvon Kull, à l’Hospice du Grand-St-Bernard, VS, le 17 août 2003. Lectures bibliques : Proverbes 9, 1-6; Ephésiens 5, 15-20; Jean 6, 51-58 |
(Non transmise sur la RSR en raison d’une panne technique)
Entre deux folies humaines, choisir la folie divine !
Chers frères et sœurs,
Je ne suis pas psychiatre mais il y a trois folies que je connais aussi bien qu’un psychiatre, sinon mieux. Les deux premières sont des folies humaines, la troisième est une folie divine. La première folie consiste, pour un homme, à se prendre pour Dieu. La deuxième folie consiste, toujours pour un homme, à refuser de devenir Dieu quand Dieu le lui propose. La troisième folie, c’est justement celle de Dieu quand Il propose aux petites créatures que nous sommes de devenir ce qu’Il est. C’est la folie du roi qui s’est épris de la pauvre bergère et qui nourrit le projet de l’épouser pour en faire la reine bien-aimée. C’est la folie de l’amour de Dieu qui désire m’épouser afin que je devienne « Dieu avec Lui » !
Commençons par la première folie : un homme se prend pour Dieu ! Cette folie est assez courante et peut prendre différentes formes. Je n’en retiens qu’une, celle qui m’est suggérée par l’évangile d’aujourd’hui : c’est la folie, pour un homme, de se croire éternel ! L’homme n’est pas éternel ! Il peut le devenir – c’est autre chose – mais il n’est pas éternel « comme ça », « d’office », « automatiquement ». Certains ont pensé – certains le pensent encore – que l’homme est nécessairement éternel, mais cette affirmation relève d’une anthropologie qui n’est pas biblique et qui ne tient pas suffisamment compte de la réalité de la mort. La mort n’est pas d’abord un passage ou une libération. La mort, c’est d’abord la fin de la vie et cette mort « fin de la vie » est définitive, elle est pour toujours si le salut offert par Jésus-Christ n’est pas accueilli.
L’éternité, pour l’homme, ne va pas de soi. L’évangile que nous venons d’entendre est très suggestif à ce propos. Pourquoi Jésus dirait-il : Celui qui mange ma chair et boit mon sang a la Vie éternelle (Jn 6, 54), s’il était entendu que nous sommes éternels de toute façon ? Jésus dit de manière plus précise encore : Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas la Vie en vous. C’est bien dire que cette Vie éternelle, ce n’est pas pour nous du « tout cuit », de « l’acquis d’avance », même si, de son côté, Dieu veut nous l’offrir depuis toujours !
Comme le disait Maurice Zundel : « L’immortalité est d’abord, en nous, une simple possibilité, une chance, une vocation… L’immortalité, autrement dit, ne peut nous être donnée toute faite. » (cité par Marc Donzé dans « Maurice Zundel, Pauvreté et Libération » p.256). La Vie éternelle est un cadeau qui nous est proposé sans nous être imposé… comme l’Amour qui jamais ne s’impose… et nous pouvons refuser ce cadeau, refuser la Vie éternelle. L’abbé Zundel le dit à sa manière. Il a très bien vu que nous avons à « devenir la Vie éternelle »… et cela « dès à présent » (cité par Marc Donzé dans « Témoin d’une Présence. Inédits de Maurice Zundel » tome II, p.126-127)… mais il a vu du même coup que « si nous ne sommes pas éternels au moment de notre mort, nous ne le serons jamais. » (id. p.127) On ne pourrait pas être plus clair !
Une digression est ici nécessaire au sujet de cette autre question posée par l’évangile d’aujourd’hui : « La communion sacramentelle au corps et au sang du Christ est-elle nécessaire pour obtenir la Vie éternelle ? » En effet, on vient d’entendre Jésus nous dire : Si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme et si vous ne buvez pas son sang, vous n’aurez pas la Vie en vous. Nous savons, d’une part, que Dieu veut offrir la Vie éternelle à tous les hommes. Nous savons, d’autre part, qu’ils seront des milliards, les hommes qui, de fait, n’auront jamais eu la possibilité réelle de « communier sacramentellement ».
Il faut donc penser qu’il est possible d’obtenir la Vie éternelle sans nécessairement « communier sacramentellement »… mais, je dois l’ajouter, non pas sans avoir affaire à Jésus-Christ. Je ne peux pas obtenir la Vie éternelle sans passer par Jésus-Christ. Dieu, en effet, a tant aimé le monde qu’Il a donné son Fils, son Unique, pour que tout homme qui croit en Lui ne périsse pas mais ait la Vie éternelle (Jn 3, 16). Je souligne, en passant, que la possibilité de « périr » – donc de ne pas être éternel – est affirmée ici comme une possibilité bien réelle. Je retiens d’autre part que personne ne peut échapper à cette mort éternelle et recevoir la Vie éternelle sans accueillir Celui qui est le Fils de Dieu. Ne dites pas que je suis étroit d’esprit. Je ne suis pas plus étroit d’esprit que Jésus lui-même au moment où il donnait sa vie pour sauver « tous les hommes »… mais justement : c’est « sa » Vie qui les sauvent, rien d’autre ; c’est « sa » Vie qui est la Vie éternelle !
J’espère de tout mon cœur que tous les hommes seront sauvés et je prie pour cela. Mais je sais aussi que saint Pierre, rempli de l’Esprit Saint (Ac 4, 8) et parlant de Jésus-Christ le Nazaréen (Ac 4, 10) affirmait devant le sanhédrin : Il n’y a aucun salut ailleurs qu’en Lui ; car il n’y a sous le ciel aucun autre nom par qui il faut que nous soyons sauvés. (Ac 4, 12)
Il faut tout de même savoir à quoi on croit lorsque l’on croit ! Si nous pouvons espérer que tous les hommes seront sauvés – tous les musulmans, tous les athées, tous les bouddhistes, tous les agnostiques, tous les animistes, tous les raéliens … etc… etc… -, si nous pouvons espérer que tous obtiendront la Vie éternelle, la Parole de Dieu nous fait savoir que cela n’adviendra – si cela advient – que par Jésus le Nazaréen : par Lui et en Lui – Jésus étant le Fils du Père, Celui-là même – et Celui-là seul – en qui le Père nous donne la Vie éternelle : « Dieu nous a donné la Vie éternelle, et cette Vie est en son Fils. Celui qui a le Fils a la Vie ; celui qui n’a pas le Fils de Dieu n’a pas la Vie » (1Jn 5, 11-12). Personne ne peut obtenir la Vie éternelle sans avoir affaire un jour ou l’autre… d’une manière ou d’une autre… au Fils de Dieu.
La digression est terminée. Revenons à notre première folie.
Une vérité soutient et sous-tend tout ce que j’ai envie de dire ce matin, c’est la suivante : il n’y a pas trente-six vies éternelles, ni quatorze, ni même trois. Il n’y en a qu’une et c’est la Vie de Dieu – ce n’est pas la mienne ! Il n’y a qu’une seule Vie éternelle parce qu’il n’y a qu’un seul Dieu, celui-là précisément que certains appellent « l’Eternel » ! La Vie éternelle est la Vie de l’Eternel. Il n’y en a qu’une, même si nous savons par ailleurs qu’ils sont trois – le Père, le Fils et le Saint-Esprit – à être les Vivants de cette seule et unique Vie éternelle. Trois Personnes Divines vivant d’une seule Vie Divine et n’étant qu’un seul Dieu.
Il n’y a qu’une Vie éternelle… et c’est « la leur » ! Ce n’est pas la mienne… à moins que la leur puisse devenir la mienne ! Nous voici donc au seuil de la deuxième et de la troisième folie qui s’éclairent l’une l’autre. Commençons par la troisième pour comprendre ensuite la deuxième.
L’homme qui n’est pas éternel par lui-même peut le devenir si Dieu peut et veut le lui offrir. Or Dieu le peut et il le veut. Le Père, le Fils et le Saint-Esprit ont eu cette folie – cette folie divine, cette folie d’Amour – de nous proposer de devenir éternel en nous proposant de devenir Dieu avec Eux, de devenir Dieu par participation (cf. 2P 1, 4). Nous sommes ici au cœur-même du christianisme qui est souvent très mal connu – et souvent mal connu des chrétiens eux-mêmes. Combien sont-ils, les chrétiens qui savent qu’ils sont appelés à « devenir Dieu » ? Certains Pères de l’Eglise résumaient tout le christianisme en ces quelques mots : « Dieu s’est fait homme pour que l’homme soit fait Dieu ! »
Il me paraît urgent de remettre en usage et en valeur ces expressions « divinisation », « déification », « devenir Dieu », car ce sont les seules qui rendent compte exactement de la vocation humaine… et tout homme a le droit de le savoir ! Il faut donc le lui dire ! Dire à tout homme : en t’offrant la Vie éternelle, Dieu t’offre sa propre Vie divine et c’est dire qu’Il t’offre de « devenir Dieu ». Evidemment, nous demeurerons éternellement distincts de Dieu, car Dieu – Lui – est Dieu de manière « naturelle » – pas nous ! Ce que Dieu « est » par « nature », nous avons à le « devenir » par « grâce », « surnaturellement » et « dans le Christ » ! Cela suffit à maintenir la distinction. Mais j’insiste : nous avons le droit – et même le devoir – d’utiliser les expressions « divinisation », « déification », « devenir Dieu ». Ce langage n’est pas faux. De même que l’enfant d’un chat est « chat », que l’enfant d’un homme est « homme », l’enfant de Dieu est « Dieu »… et le Père désire que nous soyons appelés « enfants de Dieu » au sens propre parce qu’Il désire que nous le soyons vraiment ! (1Jn 3, 1-2)
Nous sommes nés fils d’homme par une première naissance selon la chair et le Père nous propose de devenir fils de Dieu, de devenir son propre fils par une seconde naissance selon l’Esprit (Jn 1, 12-13 ; 3, 3-7). Voilà le secret de la Bonne Nouvelle et toute sa folie. Le Père ne veut pas rester notre père au sens « figuré » où l’on dit que le créateur est le père de ses œuvres – où l’on dit que Beethoven est le père de ses symphonies et Picasso le père de ses tableaux. Non ! Il désire devenir notre Père au sens « propre » où l’on dit que le père communique à son fils sa propre vie et sa propre nature. Le Père désire être pour moi ce qu’Il est pour son Divin Fils Eternel et Bien-Aimé. Il veut me communiquer – à moi qui suis né dans le temps – ce qu’Il communique à son Fils de toute éternité : sa Vie divine ! On peut donc dire qu’Il désire me « diviniser » en me partageant sa propre « divinité ». Si j’accepte, on pourra dire en toute vérité que je suis devenu « Dieu » par participation.
Vais-je donc accueillir ce cadeau, l’ouvrir et m’extasier comme la petite bergère subjuguée par l’amour et le cadeau du roi : « Mon Dieu ! Tu as fait pour moi des folies ! »
Tous ceux qui aiment comprendront facilement que ce serait une autre folie – tout aussi incroyable – que de refuser un tel cadeau. C’est ce que j’ai appelé la deuxième folie humaine : refuser de devenir Dieu quand Dieu me le propose… parce qu’il s’agirait alors de n’exister que par Amour et pour Aimer ! Refuser la Vie éternelle… parce qu’il faudrait la tenir d’un Autre que Moi ! Refuser Dieu… et sombrer alors dans ce qui me reste, Dieu exclu : la Mort éternelle… la mort pour toujours !
Ce matin, Dieu redit à chacun : « Veux-tu ? » « Veux-tu de mon Amour ? Veux-tu de ma Vie éternelle ? Veux-tu devenir Dieu ? »… et il attend notre réponse : oui ou non ? Il y a plusieurs manières de répondre oui. Ce matin, Jésus nous en propose une qui est très efficace : s’avancer tout à l’heure, tendre la main et recevoir son Corps.