Messe du 18e dimanche ordinaire

 

Chanoine Jean-Marie Lovey, à l’hospice du Grand-Saint-Bernard, VS, le 4 août 2002.

Lectures bibliques : Isaïe 55, 1-3; Romains 8, 35-39; Matthieu 14, 13-21

Frères et sœurs, chers amis d’ici et du bout des ondes,
Voyez-vous combien notre expérience de pèlerins peut encore se laisser éclairer et enseigner par l’Evangile de ce jour !

Jésus était parti pour un endroit désert, à l’écart. Et c’est une grande foule qu’il va retrouver, et à laquelle il ne va pas se dérober. Il ne permettra pas non plus que ses disciples se défassent trop rapidement de tout ce monde. « Renvoie donc la foule, qu’ils aillent dans les villages s’acheter à manger », avaient dit les disciples. Et Jésus leur répond: « Donnez-leur vous mêmes à manger ! »
Mais qu’est-ce donc que 5 pains et 2 poissons pour tant de monde?

Il en va de l’Evangile comme de chacun de nous. Avant de vivre ensemble la démarche commune du pèlerinage qui nous a donné l’audace « d’avancer au large », hier matin nous avons pris le temps de situer nos histoires personnelles dans leur contexte général. La page d’Evangile de ce jour demande aussi à être insérée dans son contexte général, tel que Mathieu, l’Évangéliste, nous l’a transmise.

Si Jésus se retire dans un endroit désert, à l’écart, c’est qu’il vient d’apprendre une nouvelle de taille. Jean-Baptiste, son petit cousin, a été exécuté. Hérode l’a fait décapiter. C’est trop lourd à accepter ! La fulgurance et la violence de l’épreuve pousse Jésus à l’écart. Comment continuer à vivre dans un monde qui tue ses prophètes? Qui n’a pas connu ce besoin vital d’une mise à l’écart volontaire pour se donner la chance de mieux comprendre ce qui nous arrive?

Beaucoup de personnes nous demandent de venir passer quelques jours, quelques semaines, parfois des mois, ici, dans ce lieu sur la montagne où durant les 7 mois que dure l’hiver nous sommes à l’écart des routes praticables. Cette demande est habituellement motivée par l’exigence de comprendre le sens d’une vie qui se heurte à un monde trop agressif.

Voilà que les foules partent à pied, à la suite de Jésus. Lui s’était fait connaître de chacun, s’était fait aimer de beaucoup. On devient responsable de ce qu’on a apprivoisé. Pour parler un langage contemporain, on peut dire que Jésus, à l’écart, est en train de se faire rattraper par sa propre histoire. Mais finalement n’est-ce pas cette foule qui va le préserver de ce qui pourrait être une tentation de fuite? Jésus se laisse toucher au plus profond devant tout ce monde. « Il fut ému de compassion par la foule et il guérit les infirmes. » Puis vient immédiatement le récit de cet étrange repas. A partir de peu -5 pains c’est si peu pour tant de monde- Jésus va permettre que « tout le monde mange à sa faim.  » Le prophète Isaïe l’avait annoncé: « Vous tous qui avez soif, voici de l’eau… Même si vous n’avez pas d’argent, venez consommer… » Voilà donc une foule avec toute son épaisseur d’histoire boiteuse, avec sa faim quotidienne. Voilà cette foule qui tire de sa retraite tranquille celui qu’elle suivait. Chacun avait pressenti qu’il pourrait être rejoint dans ses nécessités de premier ordre : être guéri de sa maladie, être rassasié dans sa faim.

C’est à cette attention-là que Jésus nous convie. Et pour nous comme pour lui, ce sera notre capacité à répondre aux attentes de première nécessité qui nous sortira de la tentation de la fuite au désert! « Donnez-leur vous mêmes à manger!  » Bien sûr que la tâche nous dépasse. Il y a tant d’affamés et d’assoiffés de toutes sortes. Comment répondre à leurs besoins? Il faudrait un miracle ! Sans notre maigre collaboration (quelques pains et quelques poissons), pas de miracle! Si nous acceptons d’offrir notre part, Dieu fera le reste.. « Jésus prit les 5 pains et les 2 poissons et levant les yeux au ciel il prononça la bénédiction, il rompit les pains et les donna aux disciples et les disciples les donnèrent à la foule ». On se croirait au cœur d’une célébration eucharistique. On croirait entendre le récit de l’Institution. Et l’Evangile poursuit: « Tous mangèrent à satiété et l’on ramena encore 12 paniers pleins. »

Bien sûr que le récit à quelque chose d’eucharistique! puisque c’est une faim bien plus grande qui a été d’abord éveillée par cette quête à la suite de Jésus puis assouvie par son geste de surabondance. C’est comme si en nourrissant des estomacs, c’était des cœurs, des âmes, des vies tout entières qui avaient été rejointes. Le prophète Isaïe nous avait déjà mis en éveil: « Pourquoi dépenser votre argent pour ce qui ne nourrit pas, vous fatiguer pour ce qui ne rassasie pas?  » C’est que les vraies faims sont autrement profondes que ce qu’un peu de pain peut contenter. Les vraies faims ont droit à une nourriture qui leur soit adaptée. Désormais, puisqu’il reste 12 pleins paniers, Jésus peut renvoyer la foule; elle a du pain pour la route. Et lui, Jésus, peut reprendre le chemin de la montagne, à l’écart pour prier, jusqu’au soir, seul, nous dit la suite du texte. Puis il y aura un retour de cette deuxième expérience de solitude. Et là une fois de plus, une foule de nécessiteux seront au rendez-vous, ameutés par ceux qui l’ont reconnu. Ainsi va la vie de Jésus. Ainsi se forgent les vies des disciples. Jésus tisse ses relations dans un jeu qui passe constamment de la solitude habitée au bain de foule. De la communion intense au Père à l’attention aux besoins les plus immédiats de l’homme. Dans ce va-et-vient Jésus se découvre dans sa vocation de « passeur », de médiateur entre Dieu et les hommes.

A son tour l’homme découvre qu’en se mettant à suivre Jésus il reçoit de lui une nourriture qui assouvit une faim bien plus grande que celle de son corps.

Il découvre encore que celui qui l’a lui offre la donne avec une telle abondance qu’il en reste pour la suite de la route.
Il découvre enfin que Jésus ne se retire dans l’intimité du Père que pour être davantage sensible aux besoins des hommes.

Avec tous les chrétiens de ce début de troisième millénaire et à l’invitation de Jean-Paul II, nous voulons, dans l’audace, « avancer au large. » Ainsi quand Jésus prendra l’initiative d’entrer dans notre barque même secouée par les vents de nos histoires humaines, « nous aurons pleine assurance parce que ni la mort ni la vie, ni présent ni avenir ni hauteur ni profondeur ni aucune autre créature, rien ne peut nous séparer de l’amour de Dieu manifesté en Jésus Christ » (Rm.8.38). Nous saurons l’identifier, nous nous prosternerons devant lui et prendrons à notre compte le cri de foi des acteurs de ce chapitre 14 de Mathieu: « Vraiment tu es Fils de Dieu. »

 

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