Frère Bernard Bonvin, OP, au Monastère des Dominicaines, Estavayer-le-Lac, le 11 juillet 2004. Lectures bibliques : Deutéronome 30, 10-14; Colossiens 1, 15-20; Luc 10, 25-37 |
Frères et sœurs bien-aimés,
Avez-vous remarqué que les rencontres de Jésus dans l’évangile ne mènent pas d’abord à lui-même, au Moi de l’Homme de Nazareth ? Il ne se donne pas comme le terme de ses contacts. « Chemin, vérité, vie » certes, mais il conduit à un Autre et aux autres. Jésus témoigne du mystère de celui qu’il appelle son Père, le Dieu insaisissable à mains d’homme, dont il est l’icône : « Qui me voit, voit le Père. » De la même manière, il déplace notre attention dans nos contacts humains.
« Qui est mon prochain ? » lui demande un homme pieux. Jésus répond d’abord par un fait de vie puis par une autre question. Le fait de vie : sur un chemin de désert plus que de campagne, il y avait une fois un blessé victime d’une sauvage agression. Le découvrent successivement un prêtre, un lévite et un samaritain. Nous connaissons la suite.
Nos questions ? Qu’est-ce qui est prioritaire ? Pour un prêtre ou un lévite, est-ce l’obligation religieuse de ne pas devenir impur et d’arriver à l’heure ponctuelle pour le culte ? Pour moi, ces contraintes ne sont pas étrangères ! Et pour le samaritain, fallait-il qu’il se détourne d’un blessé juif qu’il risquait de rendre impur en le touchant, ?
Nos questions : qui faut-il aimer comme un autre soi-même ? A quel cercle de relations s’étend notre semblable ? Jusqu’où doit aller le sentiment de compassion devant les blessures qu’inflige la vie aux autres ?
Nos questions ne sont pas tout à fait celle de Jésus ? La sienne est simple : qui s’est fait le prochain de l’homme tombé sous les coups des brigands ? Le prochain n’est plus le blessé de la parabole : c’est celui qui a pris sur lui de le secourir. C’est en reconnaissant mon lien à autrui que j’acquiers l’identité de prochain. L’appel de l’autre me change.
L’autre dans l’évangile peut s’écrire successivement avec une majuscule et une minuscule. Il suffit de nous rappeler la surprise du fidèle qui s’entend dire au jugement dernier : « J’ai eu faim et tu m’as donné [ou pas donné] de quoi manger ! » Il rétorque : « Mais quand donc t’ai-je vu blessé, nu, prisonnier, étranger et t’ai-je secouru… ? » « « Chaque fois que tu l’as fait à l’un de ces occasionnellement paumés… » L’Autre à reconnaître, l’autre qui attend mon attention, peut être Dieu incognito : et je puis devenir ainsi le prochain d Dieu !
La vie mystique, n’ayons pas peur de ce gros mot, est le désir d’un Dieu discret certes mais présent à chacune de nos vies. A nous de l’épier là où il est selon l’évangile. La présence du Fils de l’homme, de Jésus de Nazareth n’est plus limitée à tel ou tel lieu : elle se joue dans l’ordinaire de l’existence, dans les petites fidélités qui nous sollicitent dans un atelier ou à l’école, sur la plage, une cuisine, dans un hôpital ou dans les cloîtres monastiques ou encore sur la Grand-Rue voisine. Il n’y a pas d’heure particulière pour ses rendez-vous, car il est avec nous jusqu’à la fin des temps. L’étonnement que doit susciter cet évangile, c’est qu’en devenant le prochain de celui qui a besoin de moi, c’est Dieu qui se fait mon prochain !
Le premier bon samaritain, c’est Jésus lui-même et cette parabole, au dire des Pères de l’Église, expose l’économie de la miséricorde de Dieu ! Je traduis librement le propos de l’un d’eux. Sur le chemin de l’existence humaine, des brigands que sont les esprits mauvais dressent des embuscades pour arracher le vêtement incorruptible qu’est l’image de Dieu en l’homme ; les blessures du péché qu’ils s’efforcent d’infliger nous laissent à moitié mort ; le prêtre ni le lévite ne soignent ce blessé, car le sang des taureaux et des boucs ne peut effacer le péché. Seul pouvait le faire Celui qui a revêtu toute la nature humaine, qui porte en lui le germe de chaque race, juifs, samaritains ou païen. Avec son corps, comme avec une monture, il s’est rendu dans le lieu de la misère de l’homme. II a guéri ses plaies, il l’a fait reposer sur sa propre monture – sa croix – telle une hôtellerie de miséricorde, où tous ceux qui peinent et ploient sous le fardeau trouvent le repos.
L’Église, au long des âges, dans sa faiblesse, sa fragilité et la constance d’une conversion toujours recommencée, annonce et célèbre ce bon samaritain ; de cette Église, le nous des chrétiens en est le signe. Elle es là pour que nous puissions suivre ce bon samaritain, en nous nourrissant de sa parole et de son corps dans cette eucharistie. Quel mystère ! Quel abîme, quelle merveille ! Pour tant de grâces, Seigneur, nous te rendons grâce !