Abbé André Bise, à la chapelle Notre-Dame des Marches, Broc, FR, le 2 juillet 2006 Lectures bibliques : Sagesse 1, 13-15; 2, 23-24; 2 Corinthiens 8, 7-15; Marc 5, 21-43 – Année B |
Chers frères et sœurs,
Cet Evangile nous pose de redoutables questions. Nous sommes partagés entre l’admiration – Jésus guérit et redonne vie – et la question qui nous vient à l’esprit : Pourquoi tant de gens, après cette bonne nouvelle, seront-ils de nouveau malades, pourquoi tous devront-ils mourir ? Dieu veut-il la mort ? Si rien ne change dans le monde, pourquoi le Christ est-il venu?
Manifestement Jésus ne regarde pas la mort comme nous, la mort corporelle par laquelle nous quittons cette terre. Pour lui, elle est un sommeil dont il a le pouvoir de nous éveiller.
« L’enfant n’est pas morte, elle dort. » « Jeune fille, éveille-toi – et aussitôt la jeune fille se leva. »
De même, il dira de Lazare : « Notre ami Lazare s’est endormi, je vais aller le réveiller. »
Etre éveillé – se relever :
Ce sont les termes mêmes – les seuls – qui serviront aux Apôtres pour dire la secrète et glorieuse résurrection du Seigneur.
Mais, Jésus sait que l’homme court le risque d’une mort bien plus grave : la séparation définitive d’avec Dieu, la rupture d’avec la Source, le péché, ce que l’Apocalypse appelle « la seconde mort ». Cette mort-là – l’éloignement à jamais de la Source de vie – Dieu ne l’a pas faite, comme dit déjà un sage d’Israël. « Il a créé l’homme pour une existence impérissable. »
Cette mort définitive, « entrée dans le monde par la jalousie du démon », met de l’ombre sur toute notre vie. Elle défigure l’homme, elle fausse l’image que nous nous faisons de Dieu : nous le prenons pour un potentat, un sur-moi qui nous épie ! L’Ancien Testament, qui raconte tant de violences, de destructions attribuées à Dieu même, l’Ancien Testament montre avec quelle peine, à travers quelle obscurité, l’homme doit chercher le vrai visage de Dieu – le visage du Père !
Et le péché défigure même notre mort corporelle, passage naturel du temps à l’éternité. Un poète a écrit, de la mort avant le péché :
« Ce qui depuis ce jour est devenu la mort
N’était qu’un naturel et tranquille départ.
Le bonheur écrasait l’homme de toute part.
Le jour de s’en aller était comme un beau port. » (Péguy, EVE, str. 26).
Nous ne connaissons plus ce passage paisible. Parce que nous vivons dans ce monde marqué par le péché, nous sommes tourmentés par la peur de la déchéance progressive de notre corps, effrayés par la perspective d’une destruction de tout ce que nous sommes.
Pourtant il y a au plus intime de chaque être humain un germe d’éternité, un désir invincible d’une vie à jamais, d’un amour enfin qui vienne nous combler.
C’est là que Jésus vient à notre secours. Nous sommes le blessé laissé pour mort au bord du chemin, que vient secourir le bon Samaritain. Toute la Bonne Nouvelle est là : ne craignez pas la mort corporelle – elle n’est qu’un sommeil -. Craignez de vous séparer de la Source, de vous séparer du Dieu vivant, le Père.
Jésus nous délivre de nos fautes et vient donner lumière et force à ce germe d’éternité qui est en nous, ce désir d’une vie au-delà du monde présent, désir invinciblement enraciné dans notre cœur. « Dieu n’est pas Dieu de morts mais de vivants ! Car tous vivent pour lui. » (Luc 20,38) dit Jésus de son Père. Et de lui-même : « Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi, même s’il meurt vivra. » (Jean II,25)
La guérison de l’humble femme craintive, le relèvement de la fillette morte, ce sont les signes de cette puissance de vie en Jésus, – en Jésus visible il y a 2000 ans, en Jésus présent dans l’Eucharistie aujourd’hui.
Et c’est pourquoi Jésus dit au père de la fillette qui vient de mourir : « Ne crains pas, crois seulement », et à la femme qui a touché la frange de son vêtement, dans l’espoir d’une guérison : « Ma fille, ta foi t’a sauvée ».
La foi, c’est la confiance que nous mettons, non pas en un guérisseur, mais en Jésus, Parole de Dieu venue dans notre chair, dans notre condition humaine vouée à la finitude.
Quand nous montons ici, à la chapelle des Marches, en faisant le Chemin de la Croix, nous comprenons que Jésus, en partageant notre souffrance et notre mort, vient nous délivrer, non pas de notre condition mortelle, mais de l’esclavage du péché, de ce péché qui conduit à ce qui est vraiment une mort – et non plus un sommeil – la séparation définitive d’avec Dieu ! Saint Paul comprend ce qu’il y a de merveilleux dans cet échange quand il écrit :
« De riche qu’il est – riche de la plénitude de vie – notre Seigneur s’est fait pauvre à cause de vous, pour que vous deveniez riches par sa pauvreté, » riches de la vie éternelle. (2, Cor. 8, 9)
Nous venons souvent dans cette chapelle des Marches confier à Marie nos épreuves en espérant qu’elle « dérange le Maître » pour nous, comme dit l’Evangile. Nos prières sont comme le geste de cette femme : « Si je parviens à toucher seulement son vêtement, je serai guérie… »
Il se peut qu’une guérison soit accordée. Mais la réponse essentielle viendra sûrement dans notre cœur : Jésus est le Maître de la vie ! « Ne crains pas, crois seulement » que dans la souffrance et l’inévitable mort corporelle, il te tiendra par la mains, pour t’arracher à la Mort éternelle et t’introduire dans la plénitude de la vie. Edith Stein – Ste Thérèse Bénédicte de la Croix – écrivait : « Dieu sait ce qu’il veut faire de moi. Je n’ai aucune inquiétude à avoir à ce sujet. » Elle savait pourtant quelle menace mortelle pesait sur la Juive qu’elle était.
Le Seigneur ne lui a pas accordé la grâce – qu’elle a demandée – de pouvoir se réfugier ici, en juillet 1942, près de cette chapelle, au Carmel du Pâquier – et elle mourra dans la chambre à gaz d’Auschwitz – Birkenau.
« Dieu sait ce qu’il veut faire de moi. » « Ne crains pas, crois seulement. » nous dit le Seigneur.
Et Marie, discrètement, nous dit, comme à Cana : « Faites tout ce qu’il vous dira. » (Jean 2,5)